Y'A PAS QUE LA BD...
24 fois la vérité 31/08/2021
roman de Raphaël Meltz - éd. Le Tripode
288 pages N&B – 15 x 22 cm
Parution : août 2021 - Prix : 20 €
Le cinquième roman de l'écrivain installé à Marseille depuis plusieurs années Raphaël Meltz vient de paraître en cette rentrée 2021 aux éditions du Tripode. Intitulé 24 fois la vérité, ce nouvel ouvrage présente en parallèle l'histoire d'un opérateur de cinéma qui a vécu quasiment tout le XXè siècle, et celle de son petit-fils, journaliste et romancier qui a décidé d'écrire à propos de la vie de son grand-père.
A la fois fresque sur l'histoire du cinéma intégrant les nouvelles technologies – proposant ainsi également une réflexion sur les images en tant qu'outil de médiation du réel - et évocation du XXè siècle, présentation d'un roman passionnant et émouvant.


Les Actualités Pathé
L'Histoire
avec un grand H
Pour la première fois écrit sans mettre en scène un double auto-fictionnel, le nouveau roman de Raphaël Meltz s'attache à suivre l'histoire de deux personnages.
Tout d'abord, Gabriel P. né en 1908 qui va vivre jusqu'en 2009, traversant tout le XXè siècle. D'autant plus que grâce à une famille passionnée de cinéma, technologie alors encore à ses débuts, il va devenir opérateur notamment pour les Actualités Pathé dès les années 1920, et couvrir ainsi de grands événements de la première partie du XXè siècle (le récit ne négligeant pas pour autant la vie intime et personnelle de cet homme avec ses premières amours, la rencontre avec sa future femme,...) : que ce soit en amateur éclairé comme lors de l'enterrement de Sarah Bernhardt auquel il assiste tout jeune et qu'il filme presque par hasard, ou la fin de la Première Guerre mondiale qu'il a visionné en couleurs (grâce à un procédé innovant mais non retenu) aux Actualités avec sa mère, ou bien en professionnel du journalisme filmé comme avec le discours de Malraux suite à l'obtention de son Prix Goncourt en 1933 pour La Condition humaine, le retour du président Daladier de Munich en 1938 qui annonce une Deuxième Guerre mondiale imminente, le Débarquement en Normandie après que Gabriel a rejoint Londres dès 1940, les camps de concentration qu'il filme pour George Stevens et d'autres cinéastes anglo-saxons pour fixer les horreurs du régime nazi alors en débâcle,... jusqu'au 11 septembre 2001, dont le triste vingtième anniversaire a lieu cette année.

Mais tous ces grands événements sont vus à travers le prisme de la caméra car plus encore que le cinéma c'est la médiation des images filmées qui est un des sujets du livre, y compris lors du 11 septembre que Gabriel filme, mise en abyme absolue, sur son écran de télévision au moyen d'une de ses vieilles caméras, comme s'il fallait la distance de la machine pour mieux « révéler » le réel, Raphaël Meltz évitant par ces dispositifs, en plus de son talent d'écriture bien sûr, l'écueil de la grande Histoire vue à travers la petite histoire d'un homme quasiment ordinaire.
C'est aussi l'occasion d'accompagner les évolutions techniques (ici très documentées et d'une précision ahurissante) tout au long de l'histoire du cinéma, des premiers essais de la couleur en 1919 à la portabilité des caméras VHS dans les années 60-70 et le début de la numérisation,… et ce que cela modifie dans nos rapports aux images et au réel.
Un monde contemporain absurde ?
En parallèle à l'histoire de Gabriel P., Raphaël Meltz a décidé de nous présenter celle d'Adrien, le petit-fils de celui qui est mort plus que centenaire.
Journaliste spécialiste en nouvelles technologies pour gagner sa vie, celui-ci est amené à tester toutes les nouvelles inventions de nos opérateurs et constructeurs en télécom' et en numérique. Mais Adrien est aussi écrivain (son vrai travail !) et après quelques romans confidentiels, il a décidé, sur les conseils de son père, d'écrire sur ce grand-père aujourd'hui disparu.
Très proche de cet aïeul, Adrien est un peu en dehors de son temps. Il a beau travailler dans des journaux consacrés aux nouvelles technologies, Adrien habite à L'Etang-la-ville, en banlieue parisienne, dans la maison où est né et a vécu son grand-père et où il vit sans voiture, en n'utilisant que le vélo et le train !
Car, en plus d'une réflexion sur les images et ce qu'elles provoquent quant à notre regard sur le réel, Raphaël Meltz aborde avec le personnage d'Adrien une prolongation de ce questionnement en y intégrant les nouvelles technologies, sans cesse en recherche de perpétuelles nouveautés (il n'y a qu'à lire le passage sur l'obsolescence rapide du CD-Rom). Mais c'est également l'occasion bien sûr d'évoquer la littérature, elle aussi une médiation du réel.
Alors qu'on aurait pu penser les passages contemporains plus anecdotiques (notre monde moderne plus futile et plus léger que le monde d'avant, forcément plus grave et plus intéressant), il n'en est rien !
Avec un talent qu'on ne lui connaissait pas, ces précédents romans bien que virtuoses pouvaient paraître moins sensibles, Raphaël Meltz arrive bien au contraire à insuffler en plus de l'humour une certaine gravité et vraie émotion à l'histoire d'Adrien.
Vue de la gare de L'Etang-la-ville
Des personnages secondaires et de l'émotion
C'est en partie le cas avec l'un des deux personnages secondaires du roman. Car les réflexions d'Adrien sur son travail alimentaire et plus artistique sont nourries par la compagnie de deux personnages : le quelque peu irritant Antonio qui pour s'occuper s'est lancé dans des recherches un brin absurdes pour déterminer la date de la mort du cinéma (car d'après lui, le cinéma est mort), recherches qui englobent bien sûr les réflexions de Godard, grand prophète du 7è art.
Mais l'émotion du monde contemporain vient surtout de l'autre ami d'Adrien, Albert écrivain lui aussi mais qui a choisi de ne pas s'astreindre à un travail alimentaire et de ne vivre que de son art, du moins cherche-t-il à le faire. Encore plus qu'Adrien, il se sent incompris et à côté d'un monde qu'il ne comprend pas. Une histoire qui se finira, pour ce personnage d'artiste quasi-maudit, malheureusement tragiquement.

L'émotion n'est bien sûr pas réservée qu'aux passages contemporains.
L'histoire de Gabriel, un homme qui a vécu 101 ans, est forcément traversée par les joies mais aussi par les drames, au premier rang desquels le décès à 11 ans d'Hélène, sa sœur aînée, alors qu'elle venait de filmer son petit frère, en (ré)inventant le travelling puisqu'elle avait placé la caméra prêtée par leur père dans un landau qu'elle faisait avancer vers le jeune Gabriel.
Une tragédie qui le marquera jusqu'à la fin de sa vie (émouvant final du roman que nous ne vous dévoilerons pas), et même celle de son petit-fils, hanté par cette grand-tante que ni lui ni son père n'ont connue.
Une documentation impression-
nante mais digérée
Si Raphaël Meltz revient sur des grands événements du XXè siècle, comme on l'a dit, il arrive à en rendre compte de façon suffisamment subtile pour que cela s'intègre complètement à son récit global.
On imagine aisément, au vu des descriptions minutieuses de ces événements (mais où l'humain a toujours sa place), quelle a été la somme de lectures et de visionnages d'archives qu'a dû effectuer l'auteur. D'autant plus que s'ajoutent à cela des descriptions techniques, là aussi très bien rendues, des différents appareils qu'utilisent aussi bien Gabriel que ceux plus récents décrits par son petit-fils Adrien dans ses articles sur les nouvelles technologies : de la Pathé Kok ou de la Baby dans sa jeunesse à la VHS pour Gabriel et je vous passe les acronymes des derniers téléphones de notre XXIè siècle pour Adrien.
Car c'est aussi cela le propos de ce roman, montrer comment la technologie a pu interférer sur notre regard des choses. Jusqu'à la scène où Gabriel filme sur son écran de télévision les attentats du 11 septembre avec sa vieille caméra, ou le chapitre quasi final dans lequel le vieil homme, au crépuscule de sa vie, se montre toujours intéressé par les dernières technologies, demandant à son petit-fils de le filmer avec ce nouveau modèle de téléphone qui intègre une caméra presqu'aussi performante que les modèles professionnels que lui-même avait pu utiliser.

Si la documentation est bien digérée, les références le sont également. On a déjà évoqué Godard, figure tutélaire de tout discours sur la mort du cinéma, cinéaste avec qui Gabriel a travaillé sur le tournage du Mépris dont il a filmé sans être crédité les premières images, celles-là même qui montrent le caméraman censé être en train de capter sur pellicule l'arrivée des acteurs, sorte de générique filmé.
Mais il y a aussi la figure de Bunuel, autre géant du cinéma, que Gabriel a rencontré pendant leurs périodes mexicaines respectives.
Sans parler de Georges Perec qui, on l'oublie souvent, a aussi beaucoup travaillé pour le cinéma (dont les dialogues de Série noire d'Alain Corneau) et a même réalisé un film, Signe particulier : néant, qu'évoque ici Raphaël Meltz, et qui ne montrait aucun visage (en écho à son roman sans E, La Disparition). Ce film d'ailleurs Adrien le voit deux fois : la première fois, alors qu'il a une vingtaine d'années, une vision parcellaire et ennuyeuse, et une seconde, 25 ans plus tard, où il reconnaît les jeux du cinéaste et écrivain, une vision sensible qui évoque peut-être le cheminement de l'écrivain Raphaël Meltz vers une écriture romanesque plus narrative. Affiche du film de Perec Signe particulier : néant
Une structure formelle mais pas stérile
Même si Meltz présente dans le cinquième roman une écriture plus sensible (et ce n'est nullement une critique pour les précédents qui sont d'une intelligence et d'une finesse telles que nous vous en recommandons la lecture !), il n'abandonne pas son goût pour les jeux formels.
Ainsi, il organise son roman autour d'une structure qui aux 25 chapitres de l'histoire du grand-père Gabriel (numérotés de 1 à 25 de façon chronologique, avec la mention de chaque année concernée) renvoyant aux 24 images par seconde du cinéma (la 25è image étant celle du transfert d'un film matériel, sur pellicule, vers un support numérique), fait s'intercaler 26 chapitres (« numérotés » de A à Z) pour celle du petit-fils Adrien, en forme de work in progress et d'un questionnement sur le travail de l'écrivain.
Une structure qui, en alternant deux époques, le passé et le présent, donne également une dynamique à la lecture.

Et Marseille dans tout ça ?
Ecrivain installé à Marseille depuis 3 ans, Raphaël Meltz n'en oublie pas sa terre d'adoption.
Notons un passage où, après avoir comparé de façon peu élogieuse Barcelone à Paris « la même ville, avec la mer et le soleil en plus », il fait dire à son personnage Adrien « j'aime Palerme ou Marseille parce qu'elles ont du caractère tout en étant au soleil, la lumière et la chaleur ne dissipent pas une énergie, souvent négative, mais enfin il vaut mieux vivre de mauvaise humeur que mourir en silence ». Une ode à la cité phocéenne à la fois belle sans pour autant être naïve !
Mais surtout il nous livre un chapitre étonnant sur la captation par Gabriel pour les Actualités Pathé de l'arrivée à Marseille en 1934 du roi Alexandre 1er de Yougoslavie, accueilli par Louis Barthou, ministre des affaires étrangères de l'époque, et qui a vu les deux hommes tués par un opposant bulgare (vraisemblablement pour le compte de nationalistes croates).
Une histoire que les Marseillais curieux ont pu découvrir sur un panneau historique en bas de La Canebière ou dans le relief sculpté en hommage aux deux hommes près de la Préfecture, et que Raphaël Meltz, s'appuyant sur les différents films d'époque (en plus de Pathé, il y avait également la Gaumont et les américains de la Fox), nous restitue de façon saisissante.
Et si l'auteur a décidé d'évoquer ce moment ce n'est pas que pour mettre en scène la ville de Marseille, mais bel et bien parce que cet événement fut un des premiers assassinats filmés en direct ce qui renvoie à l'importance grandissante que les images filmées ont pris dès lors sur notre vision du réel.
Et que dire de ce passage à propos d'un data center « à émission zéro carbone » sur l'île du Frioul...
« La photographie c'est la vérité, le cinéma c'est 24 fois la vérité par seconde »
« La photographie c'est la vérité, le cinéma c'est 24 fois la vérité par seconde »
Comme le personnage d'Adrien qui découvre, à la fin de l'écriture de son roman, cette citation dans un film de Godard (Le Petit soldat, son deuxième film), le lecteur du roman riche mais un brin désabusé de Raphaël Meltz se voit dévoiler ainsi ce que l'auteur cherche à nous délivrer : une certaine vérité (ou bien 24) des événements, une vérité qui est celle de celui qui regarde, de celui qui raconte, de celui qui écrit mais peut-être pas tout à fait celle de celui qui les vit.
Biographie de Raphaël Meltz
Après avoir étudié à l'Ecole Normale, Raphaël Meltz crée en 2000 avec Laëtitia Bianchi R de Réel, revue alphabétique qui prend logiquement fin avec le numéro consacré à la lettre Z.
En 2006, ils lancent tous les deux ensuite la revue Le Tigre qui connaît différentes formules jusqu'en 2014, une longévité qui en fait une exceptionnelle aventure mêlant journalisme hors-norme, littérature et graphisme.
Ses premiers romans, entre auto-fictions et jeux littéraires, paraissent aux éditions Panama (Mallarmé et moi en 2006 et Meltzland en 2007). Ses romans suivants paraîtront au Tripode dès 2013 avec son troisième roman Urbs.
Après diverses expériences d'écriture (journalisme et littérature donc, mais aussi essais et même un scénario pour le cinéma), il travaille comme attaché culturel de l'Ambassade de France au Mexique, fonction qu'il met en scène dans son récit d'aventures oulipien, Jeu nouveau en 2018. Il s'installe à Marseille il y a quelques années et, après la sortie de son cinquième roman 24 fois la vérité en août 2021, en octobre de la même année paraîtra chez 2024 Des vivants. Malgré quelques livres illustrés notamment par Nicolas De Crécy, cet ouvrage sera sa première BD, écrite en collaboration avec Louise Moaty au scénario et Simon Roussin au dessin, et consacrée à une certaine frange de la Résistance en France pendant la deuxième Guerre mondiale et dont nous aurons l'occasion de reparler.

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