CHRONIQUES
Marx, le retour 21/09/2021
Iris Pouy d'après Howard Zinn
éd. Revival
Parution : septembre 2021 - 104 pages N&B
couv. cartonnée - 21 x 28 cm - Prix : 22 €
Quelques mois avant des élections présidentielles qui s'annoncent assez ternes, la pièce de théâtre écrite en 1999 par l'historien américain Howard Zinn, qui vient d'être adaptée en BD par Iris Pouy, une jeune autrice récemment installée à Marseille, permet de remettre au goût du jour la pensée de Karl Marx.
En remettant les classes populaires au centre de l'échiquier politique et en faisant résonance avec notre monde actuel, un livre qui a de quoi jeter un pavé dans la mare en cette rentrée sociale pas très bouillonnante.


Marx est mort !
Rappelez-vous les années 90 ! Alors que le mur de Berlin venait de tomber, le capitalisme se voulait triomphant en annonçant partout que le marxisme était mort.
Par la voix d'Howard Zinn, Karl Marx lui-même revient à notre époque pour remettre les pendules à l'heure !
Alors qu'il veut laver son nom associé à des totalitarismes qu'il n'a jamais voulus, Karl Marx négocie avec un bureaucrate (ressemblant étrangement à Jean Castex) de l'au-delà pour revenir sur Terre, à notre époque. Mais plutôt que dans le Soho populaire du Londres du XIXè siècle où il a vécu avec sa femme Jenny ainsi que leurs filles, après avoir été banni d'Allemagne, il atterrit dans le Soho new-yorkais, quartier touristique de la mégalopole des USA, le pays du capitalisme roi !
Pendant une seule journée, Karl Marx va observer notre monde à l'aune de ses thèses développées en pleine ère industrielle et qui se sont malheureusement avérées visionnaires avec la concentration de la richesse et l'augmentation de la pauvreté. Mêlant souvenirs biographiques, réflexions politiques et constat sur notre monde occidental actuel, la pièce d'Howard Zinn et sa très réussie adaptation en BD nous (re)plonge dans une des pensées politiques les plus influentes du XXè siècle.

un bureaucrate de l'au-delà qui ressemble étrangement à notre Jean Castex national
Des éléments biographiques incarnés
Le travail d'Howard Zinn, magnifié par la mise en scène et les dessins d'Iris Pouy, se nourrit énormément des éléments biographiques qui sont disséminés au long du récit. Toutes les grandes étapes de la vie de Marx sont reprises ici : de ses premiers engagements, après son doctorat en philosophie, en faveur des classes populaires dans le journal qu'il dirigeait, la « Rheinische Zeitung » qui lui a valu d'être banni d'Allemagne, son passage à Paris où il a rencontré les anarchistes Proudhon (son éternel rival) et Bakounine (dont les auteurs nous livrent un portrait hauts en couleurs !) et bien sûr sa vie très modeste à Londres dans un quartier populaire où il a écrit pendant 15 ans son grand œuvre, Le Capital avec son comparse Engels.
Mais aussi l'évocation, de façon très incarnée et plutôt habile, de sa vie personnelle (tout à fait reliée à sa pensée et son engagement), comme sa relation avec sa femme Jenny, issue d'une famille d'aristocrates ouverts à des intellectuels tels que Marx, qui va l'épauler, le soutenir, l'aider, le relire, réécrire ses manuscrits (Marx avait a priori une écriture illisible),... mais également le critiquer et l'aider à rendre ses écrits plus accessibles, tout en tentant de l'ouvrir à d'autres causes (comme le sort des femmes).
Sans oublier sa fille Eleonora « révolutionnaire dès 8 ans » qui comme sa mère va le faire réfléchir sur son propre engagement, ni même sa supposée relation extra-conjugale avec Lenchen, la domestique envoyée par les parents de Jenny, ou plus anecdotique, les problèmes de furoncles de Marx qui lui donnent des crises urticantes et l'empêchent parfois de travailler.

Marx dénonce le progrès du monde moderne
Une pensée politique toujours d'actualité ?
Mais attention, si Marx revient, il n'en est pas critique sur ce qu'on appelé le marxisme pour autant !
En résonance avec notre époque, le philosophe allemand confronte ses thèses visionnaires écrites au XIXè siècle vis-à-vis de notre monde occidental contemporain.
Déjà, dans le texte d'Howard Zinn, Marx se désolidarise complètement des dérives totalitaires qui ont pu être commises au nom de ses idées (même si Staline n'est jamais cité).
Une dérive qu'il avait entrevue dès les débuts comme, tel que le rapportent les auteurs, avec la création par un certain Pieper d'une « société marxiste » à Londres et à laquelle Marx n'a jamais voulu participer et ce qui lui a fait dire « je ne suis pas marxiste », car il trouvait déjà sa pensée détournée.
Même si il met en scène les critiques envers le stalinisme dans un dialogue entre Marx et un de nos contemporains, Howard Zinn, historien d'obédience marxiste mais américain, ne semble pas avoir à autant se justifier d'un engagement pro-stalinien qu'ont pu embrasser par exemple certains communistes français après Guerre.
Mais c'est surtout les dérives du capitalisme que Marx avait dénoncés qui se sont avérées exactes. En effet, malgré des progrès technologiquement évidents (et par là même des bienfaits en terme de santé et de condition de vie), la pauvreté toujours présente. Pis, les inégalités ont augmenté. Aux USA, 1% de la population détient 40 % des richesses !
Marx, sans le sou, voit que le monde actuel n'a malheureusement pas beaucoup changé depuis sa vie à Londres au XIXè siècle.

Les auteurs cherchent également à remettre en perspective par rapport à des thématiques plus contemporaines, comme le sort des femmes et un tout petit peu l'écologie. Même si les relations de Marx avec l'anarchisme sont abondamment décrites (avec les figures de Proudhon mais surtout de Bakounine), on peut regretter que les problèmes environnementaux, eux, ne soient que timidement abordés.
Spécificités de cette adaptation en BD par Iris Pouy
Plutôt que d'avoir conservé la forme du monologue de la pièce de théâtre, la grande trouvaille de l'adaptation en BD d'Iris Pouy c'est d'avoir imaginé une balade à travers à la fois la biographie de Karl Marx et le Soho new-yorkais, microcosme de société occidentale et capitaliste, ce qui donne une mise en scène étonnamment plus vivante que celles déjà pratiquées sur les planches.
S'appuyant sur l'humour déjà présent dans la pièce, l'autrice passe habilement du passé au présent, avec des transitions subtiles voire drôles. Ainsi, quand Marx raconte son expulsion de Rhénanie et son exil à Paris où il a côtoyé d'autres penseurs dans les cafés parisiens, est fait un parallèle avec les cafés new-yorkais, manifestement beaucoup moins accueillants. Ou bien encore quand il évoque ses problèmes relationnels avec sa femme Jenny, en fond on voit et entend un soap mexicain sur le petit écran d'un autre café new-yorkais où se trouve Marx.


Là où la pièce fait entendre la pensée et les souvenirs de Marx, la BD de la jeune Iris Pouy (c'est son premier ouvrage !), grâce à un dessin qui bien que personnel en reste tout à fait lisible et documenté, donne à voir à la fois notre monde et celui du Londres du XIXè siècle qu'a connu Marx.
Publiée par la maison d'éditions Revival qui s'attache aussi bien à rééditer des œuvres cultes oubliées qu'une jeune scène contemporaine, cette première BD signée Iris Pouy est une vraie réussite.
A tel point, qu'il ne nous reste qu'une chose à dire, chapeau camarade Iris Pouy !


Quelques questions à...
Iris Pouy :

C'est ta première BD. Quels ont été ton parcours et ta formation pour en arriver là ?

J’ai su tôt que je voulais faire des études artistiques et j’ai eu la chance que mes parents me soutiennent en ce sens. Ainsi, j’ai pu passer un bac STI Arts Appliqués puis un diplôme d’illustration à l’école Estienne à Paris, pour finir par faire un master BD à Angoulême. L’illustration m’a toujours attirée mais après ces premières années d’études je me suis rendue compte que le fond m’intéressait plus que la forme et qu’il fallait donc que le dessin serve à raconter des histoires. C’est pourquoi j’ai voulu étudier la BD. J’ai rencontré à Angoulême des étudiants qui m’ont beaucoup appris dans leur façon de faire de la BD, et avec qui j’ai fait pas mal de fanzines où j’ai pu expérimenter sur cette pratique, avant de me consacrer à des projets plus longs. J’ai publié mon premier livre l’an dernier, un album jeunesse co-écrit et dessiné avec Mathilde Payen, Les animaux de Palm Springs aux éditions L'Agrume.

Comment est né ce projet d'adaptation de la pièce d'Howard Zinn ?

Lisa Lugrin et Clément Xavier, avec qui j’avais déjà un peu travaillé et dont j’apprécie beaucoup le travail, m’ont présentée à Vincent Bernière, l’éditeur de Revival. Nous nous sommes bien entendus et avons eu envie de travailler ensemble à l’adaptation d’un texte politique. Je ne sais plus qui de Lisa, Clément ou Vincent étaient tombés sur la pièce de Zinn en premier. Ils m’ont invitée à la lire, et ce texte m’a enthousiasmée à mon tour. Lisa m’a dit « je trouve que ça te correspond bien », je ne sais toujours pas bien pourquoi mais elle avait raison car j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler dessus!
Je regrette que Zinn ne soit plus des nôtres, j’aurais aimé en discuter avec lui. En même temps, je me suis ainsi sentie assez libre de m’approprier son texte.

Comment as-tu travaillé sur ce projet, notamment au niveau de la mise en scène que j'ai trouvée très inventive et plus vivante que les captations de la pièce que j'ai pu visionner ?

D’abord, merci ! Tout le sel et le défi de ce projet a résidé dans le fait que j’ai eu une grande part de liberté d’adaptation, car c’est un monologue, et la mise en scène initiale prévue par Zinn est très sobre. Il n’y avait pas d’intérêt à l’adapter telle quelle, c’est à dire avec un Marx dessiné qui n’aurait pas eu la capacité de captiver son lectorat comme un acteur seul en scène avec son auditoire. Ainsi j’ai imaginé une déambulation dans les rues de New York, et des rencontres, qui ont servi de support à cet aller-retour continu entre le présent et le passé que Marx se remémore au cours de la pièce. Ayant visité New-York il y a quelques années, je me suis souvenue de lieux que j’ai visités, de gens que j’ai croisés, et j’ai essayé de les relier au texte de Zinn pour appuyer ses propos par des situations auxquelles on peut être confronté dans les rues de cette mégalopole cosmopolite.

Je t'avoue que j'ai été assez bluffé par la maîtrise de la narration que tu montres dans cette première BD. Quelles sont tes influences ?

Mes influences sont très variées, tant en BD qu’en cinéma, et je trouve très difficile de citer des exemples précis... Il me semble qu’on apprend continuellement et sans forcément s’en rendre compte des œuvres passées et actuelles. La lecture intensive de Tintin enfant m’a très certainement appris beaucoup sur le découpage et la mise en scène, tout comme Gotlib ou Bretécher pour ne citer qu’eux. Plus généralement, je suis très admirative des autrices et auteurs qui parviennent à mettre en scène une galerie de personnages complexes, non conventionnels, à la fois comiques et tragiques, comme Alison Bechdel avec ses Gouines à suivre, ou les frères Hernandez avec Locas.

As-tu d'autres projets en BD ou en illustration ?

Je travaille actuellement à un projet BD d’un tout autre registre, des contes fantastiques, sur un scénario d’Elizabeth Holleville, autrice qui vient de s’installer à Marseille également !

Tu viens de t'installer à Marseille. Peux-tu nous dire pourquoi as-tu choisi de t'installer dans la cité phocéenne et que penses-tu qu'elle peut t'apporter artistiquement et personnellement ?

Mon frère a vécu à Marseille il y a quelques années et quand je suis venue le voir pour la première fois, la ville m’a tapé dans l’œil. Je me souviens du choc dès le parvis de la gare St Charles, avec la lumière, le vent et le son de la ville ! Il se trouve que j’avais aussi envie de rejoindre des bons amis installés ici. Je suis super contente de rencontrer des artistes locaux par le biais d’un atelier que je vais rejoindre. C’est un lieu commun, mais je pense qu’il est toujours bon de changer d’air et de bousculer ses habitudes, pour avoir de nouvelles idées, pour être stimulé. Je suis convaincue que la vivacité de Marseille, la mer et le soleil, et surtout la scène musicale et artistique alternative vont beaucoup m’apporter. Je dois avouer que je ne suis toutefois pas très à l’aise de faire partie de cette vague de parisiens qui viennent s’installer ici. Promis, je ne suis pas snob et ce n’est pas avec mon salaire d’autrice de BD que je vais investir dans l’immobilier !

Merci beaucoup à Iris Pouy !



Panorama BD Marseille
Panorama BD Marseille - Pour tout savoir sur la BD à Marseille !