Rappelez-vous les années 90 ! Alors que le mur de Berlin venait de tomber, le capitalisme se voulait triomphant en annonçant partout
que le marxisme était mort.
Par la voix d'Howard Zinn, Karl Marx lui-même revient à notre époque pour remettre les pendules à l'heure !
Alors qu'il veut laver son nom associé à des totalitarismes qu'il n'a jamais voulus, Karl Marx négocie avec un bureaucrate
(ressemblant étrangement à Jean Castex) de l'au-delà pour revenir sur Terre, à notre époque. Mais plutôt que dans le Soho populaire
du Londres du XIXè siècle où il a vécu avec sa femme Jenny ainsi que leurs filles, après avoir été banni d'Allemagne, il atterrit
dans le Soho new-yorkais, quartier touristique de la mégalopole des USA, le pays du capitalisme roi !
Pendant une seule journée, Karl Marx va observer notre monde à l'aune de ses thèses développées en pleine ère industrielle
et qui se sont malheureusement avérées visionnaires avec la concentration de la richesse et l'augmentation de la pauvreté.
Mêlant souvenirs biographiques, réflexions politiques et constat sur notre monde occidental actuel, la pièce d'Howard Zinn
et sa très réussie adaptation en BD nous (re)plonge dans une des pensées politiques les plus influentes du XXè siècle.
Un bureaucrate de l'au-delà qui ressemble étrangement à notre Jean Castex national - © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Un dîner en famille chez les Marx - © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Des éléments biographiques incarnés
Le travail d'Howard Zinn, magnifié par la mise en scène et les dessins d'Iris Pouy, se nourrit énormément des éléments biographiques
qui sont disséminés au long du récit. Toutes les grandes étapes de la vie de Marx sont reprises ici : de ses premiers engagements, après
son doctorat en philosophie, en faveur des classes populaires dans le journal qu'il dirigeait, la « Rheinische Zeitung » qui lui a valu d'être
banni d'Allemagne, son passage à Paris où il a rencontré les anarchistes Proudhon (son éternel rival) et Bakounine (dont les auteurs nous livrent
un portrait hauts en couleurs !) et bien sûr sa vie très modeste à Londres dans un quartier populaire où il a écrit pendant 15 ans son grand œuvre,
Le Capital avec son comparse Engels.
Mais aussi l'évocation, de façon très incarnée et plutôt habile, de sa vie personnelle (tout à fait reliée à sa pensée et son engagement), comme sa relation
avec sa femme Jenny, issue d'une famille d'aristocrates ouverts à des intellectuels tels que Marx, qui va l'épauler, le soutenir, l'aider, le relire,
réécrire ses manuscrits (Marx avait a priori une écriture illisible),... mais également le critiquer et l'aider à rendre ses écrits plus accessibles,
tout en tentant de l'ouvrir à d'autres causes (comme le sort des femmes).
Sans oublier sa fille Eleonora « révolutionnaire dès 8 ans » qui comme sa mère va le faire réfléchir sur son propre engagement, ni même sa
supposée relation extra-conjugale avec Lenchen, la domestique envoyée par les parents de Jenny, ou plus anecdotique, les problèmes de furoncles de
Marx qui lui donnent des crises urticantes et l'empêchent parfois de travailler.
Deux pages extraites de Marx le retour : Evocation du rôle de Jenny Marx sur l'oeuvre de son philosophe de mari... et de celui de sa fille Eleonora
- © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Marx dénonce le progrès du monde moderne - © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Une pensée politique toujours d'actualité ?
Mais attention, si Marx revient, il n'en est pas critique sur ce qu'on appelé le marxisme pour autant !
En résonance avec notre époque, le philosophe allemand confronte ses thèses visionnaires écrites au XIXè siècle vis-à-vis de notre monde
occidental contemporain.
Déjà, dans le texte d'Howard Zinn, Marx se désolidarise complètement des dérives totalitaires qui ont pu être commises au nom de ses idées
(même si Staline n'est jamais cité).
Une dérive qu'il avait entrevue dès les débuts comme, tel que le rapportent les auteurs, avec la création par un certain Pieper d'une
« société marxiste » à Londres et à laquelle Marx n'a jamais voulu participer et ce qui lui a fait dire « je ne suis pas marxiste », car il trouvait
déjà sa pensée détournée.
Même si il met en scène les critiques envers le stalinisme dans un dialogue entre Marx et un de nos contemporains, Howard Zinn, historien
d'obédience marxiste mais américain, ne semble pas avoir à autant se justifier d'un engagement pro-stalinien qu'ont pu embrasser par exemple certains
communistes français après Guerre.
Mais c'est surtout les dérives du capitalisme que Marx avait dénoncés qui se sont avérées exactes. En effet, malgré des progrès technologiquement
évidents (et par là même des bienfaits en terme de santé et de condition de vie), la pauvreté toujours présente. Pis, les inégalités ont augmenté.
Aux USA, 1% de la population détient 40 % des richesses !
Marx, sans le sou, voit que le monde actuel n'a malheureusement pas beaucoup changé depuis sa vie à Londres au XIXè siècle.
Les auteurs cherchent également à remettre en perspective par rapport à des thématiques plus contemporaines, comme le sort des femmes et un tout
petit peu l'écologie. Même si les relations de Marx avec l'anarchisme sont abondamment décrites (avec les figures de Proudhon mais surtout de Bakounine),
on peut regretter que les problèmes environnementaux, eux, ne soient que timidement abordés.
Deux pages extraites de Marx le retour : Marx face à des marxistes fanatiques qui déforment ses thèses
- © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Spécificités de cette adaptation en BD par Iris Pouy
Plutôt que d'avoir conservé la forme du monologue de la pièce de théâtre, la grande trouvaille de l'adaptation en BD d'Iris Pouy c'est d'avoir
imaginé une balade à travers à la fois la biographie de Karl Marx et le Soho new-yorkais, microcosme de société occidentale et capitaliste, ce qui
donne une mise en scène étonnamment plus vivante que celles déjà pratiquées sur les planches.
S'appuyant sur l'humour déjà présent dans la pièce, l'autrice passe habilement du passé au présent, avec des transitions subtiles voire drôles.
Ainsi, quand Marx raconte son expulsion de Rhénanie et son exil à Paris où il a côtoyé d'autres penseurs dans les cafés parisiens, est fait un
parallèle avec les cafés new-yorkais, manifestement beaucoup moins accueillants. Ou bien encore quand il évoque ses problèmes relationnels avec
sa femme Jenny, en fond on voit et entend un soap mexicain sur le petit écran d'un autre café new-yorkais où se trouve Marx.
Parallèle entre les problèmes de couple de Marx et les soap latinos - © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Là où la pièce fait entendre la pensée et les souvenirs de Marx, la BD de la jeune Iris Pouy (c'est son premier ouvrage !), grâce à un dessin
qui bien que personnel en reste tout à fait lisible et documenté, donne à voir à la fois notre monde et celui du Londres du XIXè siècle qu'a connu Marx.
Publiée par la maison d'éditions Revival qui s'attache aussi bien à rééditer des œuvres cultes oubliées qu'une jeune scène contemporaine,
cette première BD signée Iris Pouy est une vraie réussite.
A tel point, qu'il ne nous reste qu'une chose à dire, chapeau camarade Iris Pouy !
Un résumé en une page du Capital de Marx et Engels « Une image vaut mille mots ! » - © Iris Pouy - Howard Zinn / Revival
Quelques questions à... Iris Pouy :
C'est ta première BD. Quels ont été ton parcours et ta formation pour en arriver là ?
J’ai su tôt que je voulais faire des études artistiques et j’ai eu la chance que mes parents me soutiennent en ce sens. Ainsi, j’ai pu passer
un bac STI Arts Appliqués puis un diplôme d’illustration à l’école Estienne à Paris, pour finir par faire un master BD à Angoulême. L’illustration
m’a toujours attirée mais après ces premières années d’études je me suis rendue compte que le fond m’intéressait plus que la forme et qu’il fallait
donc que le dessin serve à raconter des histoires. C’est pourquoi j’ai voulu étudier la BD. J’ai rencontré à Angoulême des étudiants qui m’ont beaucoup
appris dans leur façon de faire de la BD, et avec qui j’ai fait pas mal de fanzines où j’ai pu expérimenter sur cette pratique, avant de me consacrer
à des projets plus longs. J’ai publié mon premier livre l’an dernier, un album jeunesse co-écrit et dessiné avec Mathilde Payen,
Les animaux de
Palm Springs aux éditions L'Agrume.
Comment est né ce projet d'adaptation de la pièce d'Howard Zinn ?
Lisa Lugrin et Clément Xavier, avec qui j’avais déjà un peu travaillé et dont j’apprécie beaucoup le travail, m’ont présentée à Vincent Bernière,
l’éditeur de Revival. Nous nous sommes bien entendus et avons eu envie de travailler ensemble à l’adaptation d’un texte politique. Je ne sais plus
qui de Lisa, Clément ou Vincent étaient tombés sur la pièce de Zinn en premier. Ils m’ont invitée à la lire, et ce texte m’a enthousiasmée à mon tour.
Lisa m’a dit « je trouve que ça te correspond bien », je ne sais toujours pas bien pourquoi mais elle avait raison car j’ai pris beaucoup de plaisir
à travailler dessus!
Je regrette que Zinn ne soit plus des nôtres, j’aurais aimé en discuter avec lui. En même temps, je me suis ainsi sentie assez libre de
m’approprier son texte.
Comment as-tu travaillé sur ce projet, notamment au niveau de la mise en scène que j'ai trouvée très inventive et plus vivante
que les captations de la pièce que j'ai pu visionner ?
D’abord, merci ! Tout le sel et le défi de ce projet a résidé dans le fait que j’ai eu une grande part de liberté d’adaptation, car c’est un
monologue, et la mise en scène initiale prévue par Zinn est très sobre. Il n’y avait pas d’intérêt à l’adapter telle quelle, c’est à dire avec
un Marx dessiné qui n’aurait pas eu la capacité de captiver son lectorat comme un acteur seul en scène avec son auditoire. Ainsi j’ai imaginé
une déambulation dans les rues de New York, et des rencontres, qui ont servi de support à cet aller-retour continu entre le présent et le passé
que Marx se remémore au cours de la pièce.
Ayant visité New-York il y a quelques années, je me suis souvenue de lieux que j’ai visités, de gens que j’ai croisés, et j’ai essayé de les relier
au texte de Zinn pour appuyer ses propos par des situations auxquelles on peut être confronté dans les rues de cette mégalopole cosmopolite.
Je t'avoue que j'ai été assez bluffé par la maîtrise de la narration que tu montres dans cette première BD.
Quelles sont tes influences ?
Mes influences sont très variées, tant en BD qu’en cinéma, et je trouve très difficile de citer des exemples précis... Il me semble qu’on apprend
continuellement et sans forcément s’en rendre compte des œuvres passées et actuelles. La lecture intensive de Tintin enfant m’a très certainement
appris beaucoup sur le découpage et la mise en scène, tout comme Gotlib ou Bretécher pour ne citer qu’eux. Plus généralement, je suis très
admirative des autrices et auteurs qui parviennent à mettre en scène une galerie de personnages complexes, non conventionnels, à la fois comiques
et tragiques, comme Alison Bechdel avec ses
Gouines à suivre, ou les frères Hernandez avec
Locas.
As-tu d'autres projets en BD ou en illustration ?
Je travaille actuellement à un projet BD d’un tout autre registre, des contes fantastiques, sur un scénario d’Elizabeth Holleville, autrice qui vient
de s’installer à Marseille également !
Tu viens de t'installer à Marseille. Peux-tu nous dire pourquoi as-tu choisi de t'installer dans la cité phocéenne et que penses-tu
qu'elle peut t'apporter artistiquement et personnellement ?
Mon frère a vécu à Marseille il y a quelques années et quand je suis venue le voir pour la première fois, la ville m’a tapé dans l’œil. Je me
souviens du choc dès le parvis de la gare St Charles, avec la lumière, le vent et le son de la ville ! Il se trouve que j’avais aussi envie de
rejoindre des bons amis installés ici. Je suis super contente de rencontrer des artistes locaux par le biais d’un atelier que je vais rejoindre.
C’est un lieu commun, mais je pense qu’il est toujours bon de changer d’air et de bousculer ses habitudes, pour avoir de nouvelles idées, pour être
stimulé. Je suis convaincue que la vivacité de Marseille, la mer et le soleil, et surtout la scène musicale et artistique alternative vont beaucoup
m’apporter. Je dois avouer que je ne suis toutefois pas très à l’aise de faire partie de cette vague de parisiens qui viennent s’installer ici.
Promis, je ne suis pas snob et ce n’est pas avec mon salaire d’autrice de BD que je vais investir dans l’immobilier !
Merci beaucoup à Iris Pouy !