CHRONIQUES
Ici 29/11/2021
de Richard Mc Guire
éd. Gallimard
Parution : janvier 2015 - 320 pages couleurs
17 × 24 cm - Prix : 29 €
Alors que le festival d'arts graphiques Laterna magica organisé par la galerie marseillaise Studio Fotokino en a fait l'invité d'honneur de son édition 2021, retour sur Ici, l'ouvrage monumental de l'auteur américain Richard Mc Guire paru en 2015 aux éd. Gallimard pour la version française (après avoir paru en 2014 chez Pantheon books aux USA) et récompensé par le Prix du meilleur ouvrage de BD à Angoulême en 2016.


Charlotte Perriand
Genèse
Ancien bassiste de Liquid Liquid, groupe post-punk new-yorkais du début des années 80 auréolé d'un mini-tube « Cavern » en 1982, mais également dessinateur et graphiste, Richard Mc Guire s'intéresse très tôt à la narration visuelle, notamment en réalisant des clips en animation pour son groupe de musique, en parallèle de son travail d'illustration pour le New Yorker (compilé dans le recueil Dessins séquences chez Gallimard) et d'autres supports de presse, ainsi que la réalisation de plusieurs livres pour enfants.
En 1989, il fait paraître dans la mythique revue américaine Raw créée par Art Spiegelman et sa compagne Françoise Mouly (par ailleurs directrice artistique du New Yorker à partir de 1993) « Here », une BD conceptuelle de 6 pages en N&B qui déconstruit la séquence narrative, en superposant des images représentant des scènes issues de différentes époques, sans lien apparent si ce n'est qu'elles sont toutes situées dans un même lieu (le « ici » du titre), à savoir le salon d'une maison typique des Etats-Unis.
C'est en emménageant dans un nouvel appartement et en imaginant qui a été le précédent locataire que Richard Mc Guire conçoit un récit qui montrerait le passé de ce lieu en même temps que son futur.
En plus du traitement graphique qui n'est pas sans rappeler les photos-montages redessinés du collectif punk Bazooka par exemple, le propos de l'auteur est expérimental car il s'agit plus de faire le portrait d'un lieu que de mettre en scène un héros en action. Certainement parce qu'il avait entrevu la portée révolutionnaire de cette première version, Richard Mc Guire va pendant plusieurs années s'atteler à développer cette expérience narrative pour en faire un livre monumental de plus de 300 pages, Here (en VF Ici), objet protéiforme entre art conceptuel et Bande dessinée expérimentale.
À noter que cette première version de Here / Ici est d'ailleurs exposée du 4 au 11 décembre 2021 à la toute nouvelle librairie marseillaise Ensemble (dont Mc Guire a réalisé le logo) et ce court récit réédité pour l'occasion.

Un objet conceptuel
L'ouvrage s'ouvre sur une scène d'emménagement en 2014 suivie par celle en 1957 du même intérieur presque vide au milieu duquel trône un parc pour bébé, pour continuer par une autre scène d'emménagement en 1942, chaque image étant représentée sur une pleine double-page sur laquelle très vite des cases viennent se superposer.
En effet, alors que dans la première version publiée dans Raw on avait affaire à une juxtaposition de cases certes éclatée mais somme toute assez classique, (si ce n'est que l'auteur n'y utilisait pas de continuité chronologique), Richard Mc Guire opte, dans la version en livre, pour une présentation en double-pages représentant toutes la même vue, soit celle de l'intérieur d'une maison, une même vue d'un salon constituée de deux murs, l’un percé d’une fenêtre, l’autre paré d’une cheminée, qui se rejoignent au centre du livre. Dans dans le coin supérieur gauche, un cartouche indique la date alors que sur la plupart des pages se superposent des cases, datées elles aussi en haut à gauche de chacune d'elles.
Toujours la même vue, tout du moins de 1907 à 2111, entre la construction et la destruction du bâtiment, dates en dehors desquelles est représenté l'extérieur de cette maison avant qu'elle ne soit construite puisque que comme pour la version de 6 pages en N&B des années 80, on assiste à une succession non chronologique de différentes époques, de la création de la Terre il y a 4,5 milliards d'années jusqu'à nos jours (et même vers le futur, certaines scènes se déroulant en 22175) en passant par les dinosaures, la vie des tribus amérindiennes, l'arrivée des blancs aux Amériques etc...
Une autre grande trouvaille de Richard Mc Guire est d'avoir éclaté la planche de BD en superposant, dans la plupart des cas, sur un même fond plusieurs cases : une lecture fragmentée qui crée une expérience de lecture novatrice et bien plus envoûtante que déroutante !
De plus, le côté non chronologique fait que c'est le lecteur qui doit reconstituer le puzzle chronologique des différentes époques et histoires, ce qui implique une interactivité maximale de sa part, une autre grande force du projet.
Une expérience de lecture proche du multimédia ?
Malgré le côté suranné de certaines scènes et de la plupart des décors (mises à part quelques passages futuristes déjà évoqués et qui rejoignent dans leurs décors apocalyptiques celles des débuts de la Terre), l'objet Here / Ici questionne le multimédia, et par extension le numérique.
La petite histoire veut que ce soit en voyant son écran d'ordinateur avec plusieurs fenêtres ouvertes que Richard Mc Guire avait eu l'idée de Here. Il est vrai que la présentation de la version livre peut rappeler un fond d'écran avec plusieurs fenêtres ouvertes sur différentes époques.
L'expérience de lecture, en « zappant » au sein d'une même double-page d'une époque à une autre, sans changer de lieu, un peu comme le lecteur dans son fauteuil, en fait une expérience proche du multimédia, mettant en relation différentes interactions sur un même support.
A cela s'ajoute l'interactivité déjà évoquée et instaurée entre le lecteur et le support, le lecteur étant poussé à reconstituer les histoires induites par les différentes époques et que l'auteur livre par bribes et à divers moments du livre (nécessitant parfois des allers-retours et de feuilleter le livre à rebours) : bref une lecture (en partie) non-linéaire qui n'est pas sans rappeler l'arborescence et les lectures « éclatées » permises par les outils numériques.
Sans oublier les références à l'image animée - le livre pourrait être rapproché d'un long plan séquence -, comme dans cette double-page se passant uniquement en 1998 sur laquelle une femme cherche à fuir un pigeon qui est entré dans le salon, mouvement qui est décomposé à la façon des travaux photographiques de Muybridge.
Un témoignage sur les us et coutumes
En plus de nombreuses références culturelles, Here / Ici est aussi un subtil témoignage des us et coutumes des temps passés (notamment le XXè siècle, même si on y voit des passages mettant en scène des Amérindiens ou les premiers blancs sur ce continent américain).
Et ce en premier lieu par le biais du design : la décoration de l'intérieur de ce salon qu'on voit se modifier au fil du temps. Pour exemple, cette double-page où quelqu'un colle du papier peint à droite en 1949 alors que quelqu'un d'autre 11 années plus tard, en 1960, est en train de décoller ce même papier à la gauche de l'image (notons au passage la chronologie inversée par rapport au sens de lecture traditionnel, comme si on remontait le temps).
Mais c'est aussi le cas des modes vestimentaires ainsi que des pratiques culturelles ou sociales (soirée dansante dans les années 70, veillée devant un feu de cheminée,...) sans oublier l'architecture, constituant un condensé d'une certaine « histoire du design » américain du XXè siècle.

Un récit qui les contient tous
Par son ampleur (plus de 300 pages) et son procédé (accumulation au sein d'une même double-page de plusieurs époques), Here / Ici renferme une multitude de récits.
Ainsi, de l'histoire de la bâtisse d'en face qu'on voit apparaître au XVIIIè siècle (et où aurait vécu Benjamin Franklin), mais aussi bien sûr celle où se situe le salon qu'on voit en train de se construire en 1907 dans une saisissante séquence qui nous montre toutes les étapes d'une construction, des fondations faites à la main par des hommes avec pelles et pioches, l'érection du conduit de cheminée en briques, et la pose du plancher.
De nombreuses thématiques parcourent également cet ouvrage, comme le thème très proustien de la représentation du temps que nous n'aurons justement pas le temps d'approfondir dans cette chronique.
Si l'on devait lister toutes les nombreuses histoires que contient Ici / Here, on se demande si nous n'aurions pas un inventaire de tous les types de récit : du récit historique, l'essai politique, de la SF, des chroniques familiales quasi sociologiques, du récit animalier, de la BD abstraite, de l'érotisme, du documentaire, et on en passe... sans oublier beaucoup d'humour !
Expérimentation et humour
Car si Here / Ici est sans conteste un objet expérimental, il regorge d'humour (et c'est peut-être ce qui en fait sa force par rapport à d'autres BD expérimentales), celui-ci étant parfois même potache. Comme cette séquence de plusieurs double-pages du début dans laquelle un groupe de personnages en 1989 raconte une blague quelconque, séquence qui se clôt plusieurs double-pages plus loin par un accident, dont on ne sait si c'est un événement tragique ou de l'humour noir, à moins que ce ne soit les deux...
Ou encore ce couple d'Indiens au XVIIè siècle qui se moque des blancs. Et que dire de la fin, en forme de chute quasi absurde.
De la portée autobiographique
S'intéressant à la dédicace « à ma famille » qui ouvre l'ouvrage, le lecteur néophyte pourrait se demander si cet intérieur ne serait pas celui où a grandi Richard Mc Guire lui-même. D'autant plus que les double-pages du début qui se déroulent en 1957 - période qui ouvre et ferme le livre - montrant un parc bébé ne sont pas sans évoquer la naissance cette même année de Mc Guire.
On semble également reconnaître le visage de l'auteur vers la fin, dans la séquence au téléphone sur l'état de celui qui pourrait être son père qu'il va accueillir sur un lit médicalisé dans ce salon (sans que ce soit pour autant des scènes emplies de pathos, au contraire elles sont encore une fois traitées avec un certain humour).
En faisant quelques recherches, on apprend que, si pour la prmeière version de 1989, Richard Mc Guire avait préféré décrire un lieu non défini afin qu'il puisse avoir une portée universelle, en passant à une version de plus de 300 pages, il avait choisi de s'appuyer sur ses souvenirs et ses photos de famille pour imaginer toutes ces multitudes d'histoires qui seraient ainis plus denses. Sans que ce soit un récit purement autobiographique, c'est donc bien la maison que la famille de Richard Mc Guire a occupée pendant une cinquantaine d'années et où il a grandi qui est représentée dans Here / Ici.
BD ou non ?
Au vu de toutes les spécificités de cet ouvrage hors-norme (et même si on y retrouve des semblants de cases ainsi que des bulles), on est en droit de s'interroger pour savoir si Here / Ici est une BD ou non.
Pour ma part, je dirai bien que oui !
C'est tout simplement ce genre d'ouvrage qui, et pour une fois ce n'est pas le surestimer que de le dire, devrait révolutionner le genre avec une non-linéarité et une non-chronologie de la lecture, la multiplicité des récits, le mélange des genres, voire des médiums, le tout accompagné d'une bouleversante expérience de lecture dont on ne peut sortir indemne.
À mon humble avis, Here / Ici est bien au-dessus des « expérimentations » d'auteurs comme Chris Ware par exemple qui pour la peine restent quelque part calquées, bien qu'en les détournant, sur les codes de la BD alors que dans cet ouvrage Mc Guire les dynamite pour mieux les renouveler et les emmener ailleurs.
Lucide, c'est Chris Ware en personne qui rédige la critique de l'ouvrage dans The Guardian qu'il conclut par ces mots auxquels on ne peut que soucrire : « en 1989, McGuire a inventé une nouvelle manière de faire des comic strips, mais avec l'ouvrage de 2014, il a inventé une nouvelle manière d’écrire un livre ».


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