ENTRETIENS
Caroline Sury
À peine arrivée du festival de micro-édition Microsiphon à Mulhouse, Caroline Sury nous a accueillis à La Gangue, son atelier collectif de la rue Saint-Savournin, où elle prépare « Paradis perdu / Vénus disgracie », une série de sculptures en papier découpé qui constituera sa nouvelle exposition à la toute récente galerie marseillaise Oh ! Mirettes.
Rencontre avec une artiste incontournable de la scène graphique de la cité phocéenne où cette amoureuse du papier et des livres est installée depuis près de 30 ans où elle y a développé des créations graphiques entre art brut, expressionnisme allemand et esthétique post-punk, la musique étant son autre passion avec le dessin. Vous l'avez peut-être déjà croisée en train de dessiner sur le vif à un concert (musique improvisée,...) avec son encrier et sa plume sur de beaux et grands carnets).



Portrait de Caroline Sury

Formation

Comment t'est venue cette envie du dessin ?

Je suis née et j'ai grandi à Laval. J'ai eu la chance de tomber sur un cours du soir de dessin qui faisait finalement office de prépa à l'entrée aux Beaux-Arts, que j'ai faits à Bordeaux. Mon éducation vient des années 80 et à cette époque, il y a eu Bazooka et la Figuration libre. Ça nous a beaucoup influencé, nous les jeunes qui avons grandi dans ces années-là, avec toute cette esthétique post-punk et coldwave.
Et aussi assez jeune je me suis intéressée à l'Art brut. J'étais fascinée par Jean Dubuffet, qui m'a amené à connaître Gaston Chaissac, une des personnes avec qui il correspondait, et qui était un peu de la région aussi, dans les Charentes.
Et dans mon département, en Mayenne, il y a aussi le Musée de Robert Tatin. C'est un autodidacte de l'Art brut qui a construit, un peu comme le Facteur Cheval, une sorte de palais que j'ai visité quand j'étais ado. Il a imaginé tout un monde avec plein de sculptures.
Je me suis intéressée à tout cet art un peu déviant toute seule, ça n'est pas venu de ma famille qui n'était pas particulièrement intéressée par l'art et la culture.
J'ai toujours beaucoup lu, ça m'a construit c'est sûr. Mais c'est plutôt les images qui m'ont intéressée, surtout cette esthétique des années 80 proche de l'expressionnisme allemand. Il y avait ce côté noir, des choses un peu caricaturales, des personnages à la George Grosz, un regard sur l'époque en fait.
Par contre, techniquement, je n'étais pas douée - évidemment maintenant, après 35 ans de dessin, je commence à avoir une certaine maîtrise. Mais j'avais vraiment envie de m'exprimer ! Il y a quelque chose en moi qui fait que j'ai besoin de communiquer, de dire mes émotions... Peut-être aussi de me faire remarquer, qu'on me dise que c'est bien ce que je fais... je ne sais pas.

Tu t'exprimais déjà par le dessin ?

En fait, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Ca peut paraître bizarre, mais je me suis mise à dessiner essentiellement après les Beaux-Arts. A l'école, je faisais du modèle vivant, des choses comme ça, très classiques. Les seuls sujets d'imagination que j'y faisais, c'était en fil de fer. Là enfin je me donnais le droit d'imaginer, en représentant des personnages avec du fil de fer, un peu à la Calder. J'utilisais du fil de fer recuit. C'est un fil de fer noir qui est cuit et du coup complètement malléable, sans pour autant casser. Je me suis énormément exprimé avec cette technique, mais il n'en reste absolument rien parce que presque tout s'est détruit...

Le Musée de Robert Tatin

J'ai lu aussi que tu avais fait un séjour à New-York en sortant des Beaux-Arts...

J'avais une copine dans le New Hampshire, entre le Canada et New-York, qui avait un job que j'ai repris. Pendant un mois et demi, je me suis retrouvé au milieu des lacs, des forêts... et des enfants américains, toute seule ! C'était dur mais au final maintenant je parle anglais couramment. Je ne suis restée que deux mois, mais quand t'es vraiment en immersion totale, sans Français à côté de toi, tu fais un énorme travail et après ça te reste à vie.

Tu n'as pas rencontré d'artistes là-bas ?

J'aurais bien aimé mais ils étaient tous en vacances parce que c'était au mois d'août. J'ai aussi passé une semaine à New-York où j'ai essayé de montrer mes boulots à des galeries, parce que j'avais amené des travaux à moi. J'avais tout de même ma petite idée. Mais les galeries aussi étaient fermées.
J'ai fini par rencontrer un gars qui avait un magasin de meubles des années 70, un endroit assez délirant. Je suis allé le voir en lui demandant s'il ne faisait pas d'exposition dans sa boutique. Il m'a répondu que non, mais par contre il m'a demandé ce que je faisais à New-York et m'a proposé de venir habiter sur son bateau, qui était un vieux remorqueur de ferries de plus de 100 ans qu'il squattait, sur le fleuve, près de Tribeca ! Avec une énorme cheminée noire qui était aménagée en chambre et où je dormais. C'était fou !
Après ça, forcément, je n'avais plus qu'une envie, c'était de retourner là-bas parce que j'avais complètement flashé sur New-York. Donc j'y suis retournée six mois après, toujours sur ce bateau. C'était en 1989-90.
A New-York, ils sont hyper ouverts d'esprit. Ici, à Marseille, ou même à Paris, c'est toujours difficile de trouver du boulot dans le dessin. Mais là-bas, alors que j'étais toute jeune - j'avais une trentaine d'années - je me suis présentée à des journaux avec mes dessins de l'époque, et ils m'ont dit « OK ! » C'était pour le New-York press, un journal gratuit qui annonçaient les concerts, les expositions,... Il y avait des strips de Mark Beyer dans ce journal à l'époque.

Et là, tu n'as pas noué de contacts particulièrement avec une scène artistique ?

Non parce que je ne connaissais pas grand monde. J'ai surtout rencontré des gens dans le milieu musical parce que j'étais très branchée musique, j'allais à tous les concerts. La scène artistique c'était plus compliqué, et je pense que je n'étais pas assez mûre pour que quelqu'un puisse remarquer mon travail.
Papillons poubelles
logo du Dernier cri
Les années
Dernier Cri

Et l'autoproduction de livres, tu as commencé quand ?

Depuis pratiquement le début, mon travail passe énormément par l'auto-production et par l'édition. Je me suis à dessiner quand j'ai quitté les Beaux-Arts, et j'ai bien vu que dans ces années 80 ce serait très difficile de vendre des dessins. C'est là que j'ai commencé à faire des éditions.

Et tu faisais ces livres en photocopie ?

Non j'ai eu accès tout de suite à un atelier de sérigraphie. Il y avait un ami d'un prof des Beaux-Arts qui avait un atelier de sérigraphie dans un appartement. Il m'a donné les clés et j'ai pu y aller.
J'ai commencé à faire de la sérigraphie, toute seule, en apprenant sur le tas. Là j'ai réalisé des portfolios, des éditions, des pochettes de disques,... C'était juste après les Beaux-Arts et avant New-York.

Et tu faisais ces livres en photocopie ?

Non j'ai eu accès tout de suite à un atelier de sérigraphie. Il y avait un ami d'un prof des Beaux-Arts qui avait un atelier de sérigraphie dans un appartement. Il m'a donné les clés et j'ai pu y aller.
En rentrant de New-York, j'ai rencontré Pakito Bolino [dessinateur lui aussi très inspiré par l'Art brut] par l'intermédiaire d'une revue, Hello Happy Taxpayers. Et nous avons créé la maison d'édition Le Dernier Cri car nous avions tous les deux cette envie d'édition.
Nous nous sommes rencontrés à Bordeaux, mais après nous sommes allés à Paris, et c'est là que nous avons vraiment commencé Le Dernier cri. C'était en 1993, en juin pour être très précise.
Nous avions déjà réalisé quelques livres chez Henriette Valium, à Montréal, où il avait un grand atelier de sérigraphie. Il est mort tout récemment d'ailleurs [le 1er septembre 2021], ce brave Henriette, alias Patrick Henley. C'était un affichiste connu et une grande figure de la BD underground.
Nous avons commencé par le premier numéro d'un journal format tabloïd, une revue collective qui s'appelait Le Dernier cri. C'étaient de grands papiers krafts pliés en deux.
Et après, nous avons commencé à faire des monographies d'artistes.

Et en parallèle, vous imprimiez déjà des affiches en sérigraphie ?

C'est venu plus tard, quand nous nous sommes installés à Marseille, pour faire des expositions plus facilement. Parce qu'au départ, nous étions avec ma bagnole et nous tournions dans toute la France, là où on nous invitait. Tous les cadres des artistes étaient dans la voiture. C'était le bordel ! Il y avait n'importe quel format, tout était emballé vite fait, les cadres cassaient souvent.
Du coup, nous avons décidé de faire des affiches parce que comme ça nous aurions des sortes d'originaux, qui pouvaient se rouler, ou alors se transporter à plat dans des boîtes que nous fabriquions exprès.
Et aussi cela pouvait se vendre. Parce que des originaux à 500 ou 600 €, voire 1000 €, les gens ne les achètent pas. C'est toujours la même problématique : trouver des manières de faire des éditions en série qui soient accessibles, une manière de diffuser le travail, qui n'est pas élitiste et qui permet à tout le monde ou presque de pouvoir accéder à des œuvres d'art. Et c'est vrai que les affiches du Dernier cri ce sont de très grands formats [généralement 70 x 100 cm] et elles sont toujours à 50 € ! Ce n'est vraiment pas très cher !
Affiche Jeu de l'Oie

Tu disais que vous alliez partout en France, mais il y avait aussi de nombreux auteurs étrangers.

Bien sûr ! Plus tu édites de gens, plus tu as un réseau énorme. Et le réseau du Dernier cri il est mondial. Maintenant, il y a des expositions au Japon, aux USA, en Corée,... partout dans le monde ! Je ne suis plus tout ce qu'il se passe au Dernier cri, mais le réseau est devenu gigantesque.

Vous avez commencé à Paris mais assez rapidement vous vous êtes installés à Marseille.

L'atelier était en banlieue à Ris-Orangis. En fait, nous étions en coloc chez des gens et aussi à l'atelier. Nous nous sommes faits virer de chez les gens au bout de 2 ans, parce qu'ils se séparaient, donc ils quittaient leur appartement. Et l'atelier c'était pareil, nous nous sommes faits dégager parce que nous bossions trop. C'était énervant, paraît-il. (rires)

Mais pourquoi Marseille plutôt qu'une autre ville ?

Paris nous a filé un gros coup de pied au cul, en nous disant « Vous, les gens qui n'avez pas d'argent, on ne veut pas de vous ! » Nous n'avions pas de fiches de paie, pas de moyens de trouver un logement. Moi j'étais au RSA. Donc, il fallait trouver autre chose, et ailleurs, changer de ville parce que Paris c'était impossible !
Comme nous avions des amis qui avait le magasin Divinyl rue de la Palud à Marseille où ils vendaient nos livres et faisaient des expos avec les artistes que nous connaissions ainsi que des expositions du Dernier cri, nous sommes venus les voir en nous disant que nous allions essayer de trouver un atelier...
C'était en 1995. Il y avait des squats, notamment un endroit qui s'appelait Les Abattoirs, dans les Quartiers Nord, avec notamment des gens qui faisaient du théâtre de rue. C'était un endroit assez grand, donc il y avait peut-être une place pour nous. Nous sommes allés voir là-bas, c'était encore une sorte de squat culturel, un peu comme là où nous étions à Ris-Orangis. Mais là, pas de place pour nous ! Tout le monde voulait garder son petit espace. En fait, dans les squats, des fois, ils sont plus propriétaires que les propriétaires.
Après, nous sommes allés voir à La Friche, en désespoir de cause...
Le Dernier Cri à La Friche
A la Friche, il y avait déjà Ferdinand Richard avec l'AMI, l'association qui organise le Festival Mimi, mais aussi Philippe Foulquié avec le théâtre Massalia, ainsi que des artistes-plasticiens installés au dernier étage, comme Gilles Barbier.
Nous ne le savions pas, mais ils étaient en train de rechercher des gens pour occuper le lieu qui était tout de même à moitié vide.
Nous voulions avoir un rendez-vous avec Foulquié mais il n'était pas disponible. Pakito s'est retrouvé par hasard au bar avec Ferdinand Richard qui organise depuis des années ce fameux festival de musique expérimentale, le Festival Mimi, où nous avions l'habitude d'aller pour voir des concerts. Nous étions fans de cet événement car nous étions intéressés par la musique expérimentale – nous faisions aussi de la musique, moi je chante… Nous avions même déjà envoyé des disques de nos propres enregistrements que nous faisions nous-mêmes avec des pochettes sérigraphiées.
Pakito lui a dit que nous cherchions un local. Ferdinand lui a donné rendez-vous le lendemain où Pakito lui a montré tous nos bouquins, lui a dit que nous étions auteurs-producteurs-distributeurs... bref, que nous faisons tout nous-mêmes. Et il a dit « OK c'est bon vous avez un atelier. » C'était magique !
Du coup, nous avons tout déménagé et nous nous sommes installés à La Friche. Notre local était un hangar, en bas, à la place où il y a maintenant la librairie. Il y avait les studios d'IAM dans le fond, DJ Rebel ou Troublemakers,...
Nous avons acheté des machines, et comme il n'y avait pas de cloisons nous avons construit autour de ces machines les murs nous-mêmes, avec des gens qui nous ont aidés tout de même.
Longtemps après, Le Dernier cri a migré à l'étage. Je n'y étais déjà plus. C'était en 2013, quand tout a été refait à la Friche, pour Marseille2013.
Avant, nous avions un atelier qui n'était pas chauffé, nous nous sommes vraiment gelés, surtout l'hiver. Nous avions douze couches de vêtements, des bottes... C'était complètement dans les courants d'air ! Et c'était dégueulasse aussi, parce que nous étions entre deux portes de garage et il y avait plein de poussière. On pétait régulièrement des écrans de sérigraphie parce qu'il y avait tout le temps des grains de sable.
Mais c'était bien tout de même d'avoir cet atelier, ça nous a permis de vraiment nous lancer. Parce que ça ne nous coûtait rien. Nous n'avions que l'eau et l'électricité à payer !
Maintenant, ils font payer des loyers. Ça devient un peu plus compliqué mais tu as une visibilité extraordinaire. Et c'est un lieu qui vit ! Rien que le mois prochain [les 13 et 14 novembre 2021], il y a le salon de micro-édition Vendetta avec une grosse exposition du Dernier Cri.

Et que t'a apporté cette expérience au Dernier cri ?

Au Dernier cri, nous avons réalisé beaucoup de choses. Nous avions tellement d'énergie tous les deux, nous avons bossé comme des malades pour réaliser tous ces livres. Moi j'avais vraiment un amour du papier, donc j'ai fait beaucoup de façonnage parce que nous faisions tout à la main ! Je me rappelle très bien avoir passé des dimanches entiers à façonner des tous petits livres, à faire des toutes petites couvertures en carton... ou à coudre des livres ! Je tenais toutes ces techniques d'une copine des Beaux-Arts qui m'avait appris à faire de la reliure. Nous avons aussi travaillé avec une relieuse professionnelle, Anne-Gaël Escudié, qui enseigne maintenant aux Beaux-Arts de Toulon. Tout était fait à la main, et sur des centaines d'exemplaires ! Ce sont des livres qui sont des petits bijoux très précieux.
J'avais envie de faire ça, je suis assez maniaque, j'aime le travail bien fait ! J'ai fait ça pendant 15 ans...
Le Dernier Cri à La Friche
Couverture de Bébé 2000
BD et autres travaux personnels

Tu as aussi travaillé pour la presse, notamment Marseille l'hebdo.

Ca a commencé en 2000. et ça a duré toutes les semaines pendant 6 ans. C'étaient des cartes blanches. Je faisais un assez grand dessin : 17 cm sur 12, je m'en souviens encore. [Certains de ces dessins sont repris dans l'ouvrage Couscous sardine, publié au Dernier cri].
En 2000, j'ai eu mon fils. Et puis, ce boulot ! Et je bossais aussi au Dernier cri. Donc ça a été vraiment intense. Et après, j'ai fait mes BDs.
Comme quoi un enfant ça n'empêche pas du tout de travailler, contrairement à ce que me disait tout le monde ! Ce n'est pas parce qu'on est une femme et qu'on a des enfants, qu'on ne peut plus rien faire. C'est-com-plè-te-ment-faux !

Tes premières BDs à paraître sous une forme plus classique, ce sont Bébé 2000 et Cou tordu sortis respectivement en 2006 et 2010 à L'Association. Toutes les deux des BDs vraiment autobiographiques, des fois même assez crues, une sorte de mise à nue.

Je ne fais pas de BDs au hasard, c'est un peu pour dénouer des points vraiment complexes...
J'ai choisi la BD parce qu'il y avait des dialogues et des situations que je voulais explorer car cela me semblait intéressant d'en parler... même si ça fait mal.

Et pourquoi L'Association plutôt que le Dernier Cri ?

En fait j'étais déjà éditée par d'autres gens comme par exemple Ferraille, le magazine des Requins Marteaux, ou Strapazin en Suisse... C'est avec eux que j'ai fait mes premières BDs.
C'est Menu [Jean-Christophe Menu est un des créateurs de la maison d'édition de BD indépendante L'Association] qui m 'a proposé de faire un livre. Je dessinais déjà dans leur revue Lapin. Et il m'a dit : « Caroline, tu fais ce que tu veux. » Menu, il est punk ! Et j'ai fait Bébé 2000 ! Je ne lui ai même pas montré des étapes de travail. Je lui ai juste montré le boulot final et il m'a dit OK !
Et pour Cou tordu ça a été pareil ! Je n'ai pas eu besoin de passer devant une commission, ni rien... Je lui avais juste montré quelques dessins avant.

Couverture de Cou Tordu
Extrait d'Un Matin avec Melle Latarte

Et puis, il y a eu en 2019 le très réussi Un matin avec Melle Latarte, où on retrouve cette veine intimiste, si ce n'est qu'il y a un côté un peu plus fantastique, Ameline voire délirant avec des personnages-objets ou à têtes d'animaux. Pourquoi, contrairement à tes deux précédentes Bds, t'est venue cette envie d'opérer ce décalage par rapport au réel ?

Ça allait bien avec cette histoire. Je suis partie dans la fiction, ou l'auto-fiction, parce que je voulais que cette histoire décolle un peu de la réalité. Je ne voulais pas qu'on identifie trop les personnages même si tout le monde a compris que c'était assez autobiographique...
En fait, de faire ça, ça m'a permis de partir dans des choses plus fantastiques où j'ai pu vraiment m'épanouir.

Et dans le langage aussi... parce qu'il y a plein de petites trouvailles très intéressantes.

Je me suis beaucoup amusé avec le texte aussi c'est vrai, dans les noms des personnages notamment. Et ces bonshommes en petits gâteaux... C'est complètement moi ça, je suis très gourmande !
J'avoue que j'étais un peu inspirée par Ted Jouflas [lien vers le site de Ted Jouflas], un auteur américain peu connu. J'étais tombée sur une des ses BDs avec des personnages très bizarres, ce n'étaient pas des gâteaux mais des personnages-objets, c'était très étrange. Et je me suis dit que j'avais envie de faire ça. Le côté fictionnel de ces petits personnages a fait que j'ai raconté d'autres choses. Je me suis amusée, et le résultat était moins dans le pathos !

C'est vrai que ça amène une certaine légèreté, même si ce n'est peut-être pas le terme parce que l'histoire reste dure...

Cette histoire était dure mais en même temps avec un côté surréaliste. Parce qu'un des personnages principaux [Psycojumbo, un artiste égocentrique à tête d'éléphant] est hors-du commun, il est « oversize » pour ce monde.
Je me suis rendu compte que j'étais entourée par pas mal de gens qui sont un peu extrêmes, parce qu'en fait je pense que je suis habituée à être avec des gens comme ça, de par ma famille. Et je ne me rends même plus compte que ce n'est pas normal. (rires)

Tu as sorti ce livre au Monte en l'air qui est aussi une libraire-galerie parisienne. L'objet est très beau !

Comme avec L'Association, au Monte en l'air, ils ont été super cools ! Guillaume du Monte-en-l'air nous a laissés, Ameline mon binôme d'atelier et moi, carte blanche pour tout ce qu'on voulait. Par exemple, je leur ai proposé de faire un petit livre en plus avec les strips de Melle Latarte qui est autrice de BDs.
Pour la BD, nous avons réalisé la maquette ensemble, choisi le papier, la couverture.

Et le livre a aussi été sélectionné à Angoulême en 2020...

Oui c'est vrai, c'était super !

Et tu as d'autres projets dans cette veine-là ?

Pour le moment je ne sais pas... Ca me prend toujours du temps pour me raconter. C'est un gros boulot en fait. J'ai été assez chamboulée ces dernières années. J'ai fait beaucoup d'expositions et d'installations. J'ai sorti des livres aussi... mais dans un autre genre. Malheureusement, je n'ai pas encore travaillé sur un nouveau scénario.
Deux pages extraites d'Un Matin avec Melle Latarte
Papiers découpés

Dans Un matin avec Melle Latarte, tu utilises ta technique des papiers découpés dans la couverture et dans des sortes d'interludes, les pages avec les jokers. C'est une technique que tu utilises depuis longtemps ?

Je l'ai vraiment développée depuis 2008, en fait quand j'ai quitté Le Dernier cri. Au départ, j'ai commencé à faire ça avec mon fils, pour l'occuper et pour l'amuser. Et c'est moi qui me suis prise au jeu. Mon fils il a fait ça une après-midi avec moi et moi je n'ai jamais lâché !
Avec cette technique, j'ai expérimenté de nouvelles formes que je ne trouvais pas dans le dessin, un autre moyen de m'exprimer. Ca m'a emmené vers une recherche formelle différente.
C'est de la sculpture avec en plus la force du noir. Parce que mes dessins habituels sont vraiment très fins, proche de la gravure parfois. Il n'y a pas beaucoup de masse noire, je ne travaille pas comme ça. Je suis dans l'expression où je rejoins, encore et toujours, mon amour de George Grosz, de l'expressionnisme, avec un trait très peu encré. Et avec ce papier noir, j'avais le noir tout de suite et du coup le résultat a un côté très graphique, presque décoratif, d'autant plus que depuis le début j'utilise la symétrie.
Mes premiers personnages réalisés au moyen de cette technique étaient des espèces de guerriers avec leurs armures, ou des insectes qui ont une carapace.

Et ça t'est venu par hasard ?

En fait ça fait très longtemps que je faisais ça. Je faisais des petits cadeaux à ma famille avec cette technique. Ce sont mes grands-parents qui ont eu les premiers : j'ai représenté mon grand-père en forgeron, j'ai fait une petite silhouette découpée avec sa forge, son enclume,... Mais pour moi, ce n'était pas une technique avec laquelle je pouvais m'exprimer. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait plus tôt.
Après, on m'a demandé de faire des expositions et je me suis dit que j'allais faire des personnages, avec des formats de plus en plus grands... et je ne me suis jamais arrêté !
Des papiers découpés de Caroline Sury

Tu travailles avec des dessins au préalable comme les exemples que tu m'as montrés avant le début de cet entretien ?

C'est vrai que pour les grands formats de découpage, je ne peux pas créer directement sur le papier donc je fais des crayonnés. Si il y a un thème qui m'intéresse, je fais des petits dessins préparatoires et ensuite j'essaie de retranscrire ça sur le papier découpé, ce qui est complètement différent. Mais ça me donne des idées.

Par contre quand tu dessines, tu ne penses pas aux problèmes de découpe ?

Non surtout pas ! En fait le dessin me permet d'imaginer. Avant de dessiner, je ne sais pas ce que je vais faire et en dessinant j'ai des idées qui me viennent et qui ne me seraient pas venues sans ça. Je ne suis pas quelqu'un qui fait des projets. J'en suis incapable. Il y a plein de gens qui disent j'aimerais faire ci, j'aimerais faire ça... Moi, tant que je n'ai pas fait des dessins, que je ne suis pas devant une feuille de papier, je ne sais pas ce que je vais faire. Et ça a été le grand problème de ma vie : je n'ai jamais su ce que j'allais faire... Même quand j'ai fait les Beaux-Arts, je ne savais pas pourquoi je faisais ça. Je ne sais pas ce que je vais faire demain, enfin si, je sais que je vais faire des dessins. Et les dessins, eux, me donnent ma direction.

Mais ces dessins préparatoires, tu es obligée de les adapter pour ta technique de papier découpé...

Oui je les adapte et ça me fait une autre création ! C'est très complexe le papier découpé. Ça m'impose beaucoup de contraintes parce que je crée des formes dans le blanc, des formes dans le noir... mais j'adore ça !
Je crée souvent des formes dans les formes, c'est-à-dire qu'on voit une tête, on voit un chapeau, une tête bizarre avec une espèce de truc sur la tête mais souvent c'est un animal qui est mélangé avec une forme humaine. Ca m'amuse qu'il y ait plusieurs choses qui se passent et que les gens les découvrent au fur et à mesure.
Souvent, il y a quelque chose de très totémique, une impression ancestrale, c'est ça que je finis par exprimer au final. Mais je suis peut-être prétentieuse en disant ça...

Juste par curiosité ça te prend combien de temps environ un découpage ?

Ça dépend des formats, évidemment de la complexité du découpage, et de où je veux aller. Il y en a qui me prennent seulement deux jours, même pour les grands formats... Sans compter le dessin préparatoire, la recherche. Mais il y en a qui m'ont pris une semaine parce que je ne savais pas où je voulais aller. Je creusais, je creusais... C'est un travail assez intense !

Tu peux en réaliser plusieurs en même temps ?

Je ne fais qu'un découpage à la fois, parce que ça me prend toute ma concentration. Mais parfois il y en a que je laisse tomber parce que je trouve que ça ne vaut rien. Et je le reprends plus tard.
Parce qu'il y a des choses des fois qui sont plus instinctives. Comme une sorte de monstre intérieur, il y a des choses que je dis mais que moi-même je ne comprends pas. Des choses que j'exprime dans mes dessins, que parfois je n'aime pas, mais même les choses moches c'est tout de même moi qui les ai faites et au final ce sont souvent les éléments les plus intéressants.
C'est pour ça que je déteste les gens qui dessinent trop bien, qui maîtrisent tout ! C'est terrible parce que la maîtrise fait que tu ne lâches rien. Alors que moi j'adore mal dessiner. C'est pour ça que je veux garder ce côté naïf dans le dessin. Et c'est ça aussi que j'aime dans l'Art brut. Je veux garder ce truc non pas de lâcher prise, mais plutôt d'inconscient.
La nouvelle exposition de Caroline Sury
Exposition Paradis Perdu / Vénus Disgracie

A propos de l'exposition à la galerie Oh ! Mirettes, tu as prévu de faire une série de cinq découpages qui sont inspirés des tribus africaines de la vallée de l'Omo en Ethiopie.

En fait, j'ai découvert la Vallée de l'Omo en faisant des recherches pour l'exposition « Paradis perdu » sur une invitation du festival Spéléographie, en octobre 2020, en hommage au Douanier Rousseau avec de la jungle, des animaux... cette rêverie de l'exotisme. « Paradis perdu » est un projet d'installation réalisé avec Ameline et la série des découpages Venus Disgracie en est la suite toujours présentée dans une installation en immersion avec projection de stop motion et feuilles imprimées en riso qui tapissent les mur etc.
Et c'est avec paradis perdu que j'ai découvert ces traditions ancestrales dont les plus connues sont les femmes à plateaux. il y a de nombreuses autres tribus dans cette vallée. ce sont des œuvres d'art vivantes. Par exemple, tous les jours ils recréent leurs maquillages : ils ont une manière de se maquiller, pour se protéger du soleil, notamment les enfants dont on protège la peau avec de l'argile : sur leurs peaux très noires, ils se font des dessins, et c'est vraiment une forme d'art ! C'est complètement abstrait et magnifique comme maquillage. Ils se font également des coiffes avec des fleurs et avec tous les matériaux qu'ils ont sur place : des cornes, des bouts de métal,...
Je voulais m'inspirer de ces gens et de leurs objets et mélanger un peu ça avec le monde contemporain... et la pollution aussi ! Parce que ces gens-là ils vont y passer, comme tous les autres.
Donc je les ai représentés avec des robots ménagers ! Et puis mélangés aussi avec des gens qui font de la mode comme Karl Lagerfeld, Coco Chanel... des gens comme ça dont je me moque un petit peu. Je montre ces peuples des tribus éthiopiennes comme des géants et ces couturiers célèbres - qui en plus se sont énormément inspirés de cette culture - comme des petites figurines.
Je vais mélanger un peu tout ça avec des motifs d'étoffes, des tartans, des pieds de poule,... et donc aussi avec des robots ménagers. En fait, je vais faire mes propres collections de mode à Oh ! Mirettes.

Et tu présenteras également les papiers découpés de l'exposition de Rennes ?

Je vais montrer aussi ce travail, il y aura ces 9 papiers découpés là en plus des 5 nouveaux.
je ferai aussi des tirages sur papier, et du textile avec une édition de T-shirts ! Et des vidéos en stop-motion pour montrer l'évolution des découpages.

Et tout ça vous le faites ici à l'atelier ?

Oui, pour la sérigraphie textile, nous avons notre propre carrousel que tu as pu voir à l'entrée de l'atelier.

Nous ne l'avons pas encore évoqué, mais tu as déjà fait des recueils avec tes papiers découpés, notamment chez United Dead Artists, le label de Stéphane Blanquet [autre artiste incontournable de la scène graphique nationale et internationale].

Il y a deux recueils différents chez UDA. De mon côté, j'ai aussi sorti un livre en 2013 suite à une exposition avec la galerie marseillaise Porte-avion qui malheureusement est fermée maintenant, ainsi que d'autres petits livres en autoproduction.
Féminisme

J'avais noté, sans que ce soit pour autant une thématique centrale, qu'il y avait en fil conducteur dans tes livres de nombreuses allusions sur la place de la femme. Comme la galerie Oh ! Mirettes a été montée par deux femmes et, sans que ce soit exclusif, qu'elle présente le travail de nombreuses plasticiennes, je me demandais si le féminisme était quelque chose qui comptait pour toi. D'autant plus que tu as également animé au Dernier cri Vagina Mushrooms, un collectif uniquement de femmes artistes qui a compté trois numéros.

A la fin des années 80, quand j'ai commencé, il n'y avait pas trop de femmes, à part Anne Van Der Linden. Et c'est au fur et à mesure des expositions du Dernier Cri que j'ai rencontré d'autres femmes qui dessinaient. Avec Pakito, nous nous sommes dit que ce serait intéressant de faire un recueil avec toutes ses femmes dessinatrices pour aborder les problèmes des femmes dont, à l'époque, on ne parlait pas beaucoup, même au sein du Dernier cri, où c'était très masculin tout de même. Vagina Mushrooms a commencé comme ça .
Ensuite, j'ai sorti mes BDs avec des problématiques très féminines aussi. Le fait d'être enceinte, d'affronter ses faiblesses dans Cou tordu.
Aujourd'hui, la maison d'édition La Gangue que j'ai créée avec Ameline nous permet d'éditer des dessinatrices que nous aimons dans la collection « Drôles de dames » avec Anne van Der Linden, Chloé Poizat, Marie-Pierre Brunel et bien d'autres je l'espère.

En même temps c'était une sorte de défi, parce que comme tu disais tout à l'heure, tu as réussi à mener les deux de front, ta vie de mère tout en continuant à travailler en tant qu'artiste.

Oui, avoir un enfant c'est très motivant et énergisant pour moi, un défi de plus. Je n'ai jamais été aussi active.

En relisant Un matin avec Melle Latarte le personnage se rend à la Fiac où elle essaye de trouver une galerie et en même temps il y a des petites pastilles où des femmes, assistantes des différentes galeries, parlent de leur condition. C'était une envie que tu avais de parler de la condition de ces femmes dans le milieu de l'art ?

En fait, je suis allée à la Fiac pour démarcher des galeries. Mais comme ils étaient inaccessibles parce qu'ils attendaient le client, je me suis retrouvée à discuter avec les assistantes. C'étaient des jeunes filles, souvent des stagiaires, qui se retrouvaient là parce qu'elles ont fait des écoles de vente. Elles se retrouvent là un peu comme des potiches qui ont été embauchées parce qu'elles sont jolies.
Donc je leur ai posé des questions. Je notais sur le moment ou après coup, parce que je me souvenais de tout.
A la base ces pages étaient une demande d'un magazine féministe qui voulait que je fasse un reportage sur la Fiac. C'est le personnage qui est représentée en cheval [Jollie Jumper] qui m'a demandé de faire cette petite BD. Après coup j'ai remplacé mon visage - parce qu'au départ c'était moi qui était représentée - par celui de Melle Latarte.
Quelque part il y a un côté féministe en moi, mais un féminisme qui est inné. C'est le fait d'être confrontée à tout un tas de situations, aux hommes notamment : ma position personnelle, par rapport à mon père en premier lieu qui est quelqu'un d'ultra autoritaire, avec qui on ne peut pas discuter. Je l'ai revu dernièrement et je sais qu'il ne faut pas trop que je raconte ce que je fais, ni les gens que je fréquente parce que ça le contrarie tout de suite.
Moi, je suis bloquée. Il y a des sujets que je ne peux pas aborder avec les hommes parce que je sais qu'ils vont mal le prendre. J'ai peur de la discussion, de me faire rabrouer. Je file droit... mais en fait ça m'énerve ! (rires)
Et c'est pour ça je pense que je m'exprime dans mes dessins. Plus jeune, je ne savais pas ce que je voulais si ce n'est qu'il fallait que je m'exprime si non j'allais crever de garder tous ces trucs !
Et Bébé 2000, c'est vraiment ça !

J'ai une dernière question un peu anecdotique : dans Cou tordu, tu testes des médecines plus ou moins alternatives. A un moment tu découvres le taï chi et tu racontes que tu as gagné une médaille d'argent à un concours départemental. C'est vrai ?

Je suis tombée amoureuse du taï chi, j'en fais toujours, je suis même devenue prof. J'adore ça ! C'est magique les arts martiaux chinois ! C'est le taï chi qui m'a soignée, plus qu'aucune autre médecine.

Et plus mentalement que physiquement ?

Physiquement aussi, parce que ça m'a réparé, je n'ai plus eu mal au dos.
Mille mercis à Caroline Sury et à Ludovic Ameline, son collègue d'atelier, pour leur accueil et leur gentillesse

Bibliographie sélective
BANDES DESSINEES


Bébé 2000,
Éd. L'Association, 2006


Cou tordu,
Éd. L'Association, 2010


Un Matin avec Melle Latarte,
Éd. Le Monte-en-l'air, 2019


IMAGES

Surin,
Éd. UDA, 2013


Exorsurisation,
Éd. UDA, 2016


Marseille quelle histoire !,
avec François Thomazeau,
Éd. Gaussen, 2012


Panorama BD Marseille
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