Le fonds patrimonial Bande dessinée de la Médiathèque de l'Alcazar et des Bibliothèques de Marseille ouvre son coffre
aux trésors pour illustrer 80 ans de presse BD, en faisant la part belle aux titres Spirou et Pilote, mais aussi Fluide Glacial
ou L'Echo des savanes, soit une bonne part de l'histoire de la BD en France et Belgique après-Guerre, mais aussi en filigrane celle de notre
société du XXè siècle.
Avec comme clou de l'exposition une poignée de planches originales et de documents rares (sérigraphies,...) de Tillieux à Moebius, en passant par
Walthéry (dont le dessin original de l'affiche et une planche originale), Jijé, Pichard, Juillard, Bilal, Druillet, Schuiten...
Longtemps, presse et Bande dessinée sont allées main dans la main.
Dès le début du XXè siècle, les « illustrés » comme on les appelait faisaient les beaux jours de la presse pour petits et grands, ainsi les
titres diamétralement opposés qu'étaient La Semaine de Suzette mettant en vedette la très chaste Bécassine ou L'épatant avec Les Pieds Nickelés,
trublions fleurant bon l'anarchie.
Mais c'est surtout après-Guerre que la BD va se développer, avec les titres belges Spirou et Tintin ou en France Vaillant (devenu par la suite
Pif Gadget) et Pilote, ce dernier titre sous la houlette de René Goscinny contribuant à populariser une Bande dessinée plus adulte
dans les années 1960.
En réunissant de nombreux magazines d'époque, ainsi que quelques originaux et documents rares, le Fonds patrimoine de l'Alcazar nous propose
de revisiter, essentiellement à travers Spirou et Pilote, une part de cette riche histoire de la presse BD en France et en Belgique.
Le temps béni de la prépublication
Alors que depuis déjà quelques années les auteurs contemporains de BD ne cessent, à juste titre, d'attirer l'attention sur leur précarité, jusqu'au
milieu des années 1980 et la généralisation de l'album de librairie, la prépublication en magazine permettait aux auteurs à l'époque bénie de Pilote
et Spirou (même si celui-ci reste un des rares titres de BD jeunesse encore présents en kiosque d'être salariés par ces organes de presse, les plus
chanceux voyant leurs BD paraître ensuite en albums et être rétribués une deuxième fois.
Ainsi une même BD pouvait paraître sur plusieurs supports et formats, source des fois de bien des casse-têtes pour leurs auteurs, obligés
d'adapter leurs bandes aux différents formats, mais aussi pour les lecteurs. Il n'y a qu'à voir les exemples montrés dans cette exposition.
Tout d'abord, Le Spectre aux balles d'or, un album de la série Blueberry qui, en plus de sa parution dans le magazine Pilote, a connu plusieurs éditions
en albums, dont une version grand format et en noir et blanc.
Mais c'est surtout l'autre exemple présenté ici, à savoir les débuts du personnage de Gaston Lagaffe, qui est flagrant. En effet, ce personnage,
au départ prévu pour parasiter les rubriques du journal Spirou, était le héros (ou plutôt l'anti-héros) de gags qui occupaient seulement une
demi-page du magazine. Les premiers recueils ont repris ce format dans des petits albums à l'italienne, avant de connaître des années plus tard une
nouvelle édition en format plus classique, perdant au passage pendant plusieurs années un volume, le fameux R5. On peut voir dabs l'exposition des
exemples de ces différents formats, notamment un dessin humoristique dont on voit les différentes versions en albums et magazines, jusqu'à l'édition,
là aussi en grand format et noir et blanc, dans les superbes Intégrales Franquin.
Moins connu que Tintin (son aîné de quelques années), Spirou est le personnage-titre d'un magazine BD depuis 1938, soit 83 ans !
Belle longévité pour un des rares personnages européens qui présente la particularité d'appartenir à son éditeur Dupuis, son créateur le Français
Rob-Vel ayant cédé l'intégralité de ses droits en 1943.
Le journal Spirou a connu ses années les plus fastes pendant les décennies 1950 et 1960, sous la plume de dessinateurs aussi talentueux que
Jijé mentor de la génération suivante et qui a repris le personnage de Siprou pendant la Guerre avant de le laisser aux mains du jeune André Franquin,
créateur également du Marsupilami et de Gaston Lagaffe entre autres, mais aussi Morris, le créateur de Lucky Luke, Peyo, celui de Johan et Pirlouit,
Benoît Brisefer mais surtout des Schtroumpfs, ou encore Maurice Tillieux et son Gil Jourdan et Roba, auteur de Boule et et Bill ou de la moins connue
mais toute aussi intéressante La Ribambelle.
Cette joyeuse bande d'auteurs qui pouvaient travailler les uns avec les autres était emmenée pendant cette période par le scénariste et
rédacteur-en-chef excentrique Yvan Delporte et a donné lieu à ce qu'on a appelé l'« école de Marcinelle » du nom de la ville de la banlieue de
Charleroi, fief de la rédaction et de la maison d'édition Dupuis.
Bien qu'en perte de vitesse, Spirou reste l'un des rares titres de BD jeunesse présents dans les kiosques de nos jours. Il a connu dans
les années 1970 et 1980, un certain renouveau avec des titres comme Broussaille, Jérôme K. Jérôme Bloche, les Tuniques Bleues du prolifique
scénariste Raoul Cauvin,... ou encore dans une veine plus acide Les Innommables dessiné par Didier Conrad, qui fut un temps installé à Marseille
et est aujourd'hui dessinateur des nouveaux albums d'Astérix.
Pilote, « le journal qui s'amuse à réfléchir »
Emmené par les scénaristes René Goscinny et Jean-Michel Charlier, le journal Pilote créé en 1959 est surtout connu pour avoir donné naissance
la même année à Astérix, dont le succès phénoménal ne s'est pas démenti depuis les années 1960, une série qui a marqué le début de la reconnaissance,
notamment médiatique, de la Bande dessinée.
Mais Pilote, en plus d'avoir accueilli des séries à succès comme Achille Talon, Iznogoud, Tanguy et Laverdure,.. a aussi permis, notamment
grâce à l'ouverture d'esprit d'un René Goscinny, rédacteur-en-chef curieux et ouvert, de populariser une BD plus adulte, ainsi Blueberry le western
de Giraud et Charlier qui s'ouvre à la cause des Indiens et minorités, les cathédrales fantastiques et baroques de Druillet, le space-opera féministe
Valérian et Laureline, ou encore les premiers pas en France de l'auteur italien Hugo Pratt, d'Enki Bilal, Jacques Tardi et François Schuiten entre
autres !
Cette riche histoire est ici illustrée par de nombreux numéros d'époque présentés sous de belles tables vitrées, notamment d'imposants recueils
qu'on aimerait bien pouvoir feuilleter et en sentir l'odeur de vieux papier.
La Bande dessinée, miroir de la société
Art populaire, la Bande dessinée est un véritable miroir de la société qu'elle va accompagner dans ses changements tout au long de son histoire.
Un monde d'hommes
Alors que dans les années 1950, la BD est tenue par un monde d'hommes, les quelques rares femmes occupent des postes subalternes, en tant que
coloristes ou secrétaires au sein des rédactions.
L'exposition rapporte même une anecdote comme quoi l'éditeur Charles Dupuis n'employait pas de femmes mariées sous prétexte que leur place
était au foyer.
Dans un titre comme Spirou, encore empreint d'une bien pensance catholique et proche du scoutisme, les personnages féminins, quand ils
n'étaient pas purement et simplement absents, étaient très stéréotypés et secondaires. Ainsi la mère de Boule et Bill, la Schtroumpfette, ou
dans un autre registre la maléfique et fatale Lady X dans la série d'aviation Buck Danny.
Il n'y a guère à cette époque que le personnage de Seccotine dans Spirou, journaliste plus maligne que ses comparses masculins, et plus tard
celui de Laureline dans Pilote, au départ faire-valoir du héros Valérian, ou Chihuahua Peal dans Blueberry, des femmes fortes qui n'ont rien à
envier en terme d'intelligence et d'indépendance aux héros masculins.
Mais ces personnages restent le fait d'auteurs masculins. à cette époque très masculine, la seule autrice à percer est Claire Brétécher
qui débute dans Spirou avec la série Les Gnangnan avant de connaître le succès dans les années 60 avec Cellulite et surtout dans les années 1970-80,
après avoir participé à l'éphémère Echo des savanes, en signant les Frustrés et autres Agrippine, BDs humoristiques pour adultes publiées dans
Le Nouvel Obs. Brétécher restera longtemps une des seules femmes dans le milieu de la BD.
Mai 68 étant passé par là, les années 70 vont marquer une certaine ouverture de la Bande dessinée aux personnages féminins de premier plan,
et pas qu'au sein de la BD érotique qui fleurissait à cette époque, et dont on reparlera plus loin avec l'un de ses plus talentueux représentants,
Georges Pichard.
Ainsi Spirou accueille en 1970, à quelques semaines d'intervalle, deux personnages féminins d'envergure : Yoko Tsuno, scientifique et aventurière
japonaise par Roger Leloup, et Natacha, pulpeuse hôtesse de l'air inspirée de l'actrice Mireille Darc à François Walthéry, ancien assistant de Peyo,
personnage mis à l'honneur sur l'affiche de cette exposition !
Puis plus tard, dans le même titre, des personnages comme la reporter Jeannette Pointu ou la série sur les amours adolescentes de Bidouille
et Violette.
Autre tournant apporté par Mai 68, la BD va se tourner vers un public et des thèmes plus adultes. C'est le cas dans Pilote d'auteurs comme
Philippe Druillet, créateur du personnage de science-fiction Lone Sloane, que Goscinny avait accepté de publier alors qu'il n'appréciait pas
forcément son dessin mais reconnaissait objectivement la valeur de son univers, ou Jean Giraud qui signe en 1973 en plus de Blueberry, un court
récit autobiographico-fantastique, proche de l'auto-fiction comme on dirait aujourd'hui, La Déviation qui le verra entamer une carrière parallèle
sous le pseudonyme de Moebius et créer avec le même Druillet, le magazine de BD fantastique Métal Hurlant en 1975.
Mais quelques années plus tôt, ce sont d'autres auteurs qui en faisant sécession de Pilote vont marquer, tout du moins en France, l'histoire de la
presse BD avec la création en 1972 de L'Echo des savanes, qui n'a pas grand chose à voir avec celui d'aujourd'hui ou même celui des années 1980.
En s'inspirant de la free press américaine, Claire Brétécher (encore elle !), Mandryka, auteur du Concombre masqué, et Gotlib vont créer
leur propre titre, un des premiers de la presse BD qui voit des auteurs devenir leurs propres éditeurs.
Malheureusement l'expérience sera de courte durée, Brétécher publiera ensuite au Nouvel Obs et Gotlib créera Fluide Glacial
dont le premier numéro paraît le 1er avril 1975 !
Dans l'exposition, en plus du mythique numéro de Pilote où est parue La Déviation de Giraud futur Moebius, on peut admirer les premiers
numéros de L'Echo des savanes et de Fluide Glacial.
Mais le clou de l'exposition reste la poignée de planches originales (4 planches + 1 dessin original) et les quelques sérigraphies ou documents
rares signés par des grands noms de la BD adulte, comme Moebius, Juillard, Schuiten, Bilal ou Druillet.
Attardons-nous sur les planches originales.
Il est toujours magique de voir des planches de BD en vrai : elles sont plus grandes qu'une fois imprimées, elles sont dessinées en noir et
blanc, et les multiples retouches ou collages recèlent de nombreuses indications sur la façon de travailler des dessinateurs, d'autant plus à l'époque
où l'informatique ne permettaient pas de corrections numériques.
Ainsi la planche de Walthéry ici présentée et extraite d'une histoire quasiment inédite « A un cheveu de la catastrophe » montre les
corrections orthographiques au crayon bleu, une couleur spéciale qui n'est pas imprimée, à même la planche ainsi que les retouches du dessinateur
(ou d'un autre collaborateur du journal Spirou) pour intégrer ces rectifications (eh oui « cheveu » au singulier ne prend pas de « x »)
Ou encore la planche de Jerry Spring signée Jijé, en fait deux demi planches. En effet, les dessinateurs de l'époque travaillait le plus souvent
en demi-planches car si non la feuille de papier aurait été trop grande. Ici, la partie inférieure, une grande case, présente des indications
sommaires de mise en couleurs aux feutres et crayons sur un calque apposé par-dessus la mise à l'encre.
Deux autres planches originales nous sont proposées : « Un gag à l'eau », une histoire humoristique sans texte de César, personnage de
Maurice Tillieux, le créateur de Gil Jourdan déjà évoqué plus haut, et une planche assez prude de Georges Pichard, maître de la BD érotique
célèbre pour ses plantureuses héroïnes, ici la peu connue Caroline Choléra, une planche au superbe noir et blanc et un enchevêtrement de cases
loin du gaufrier classique.
Pour finir, cette sélection d'originaux présente un dessin de 1982 de Walthéry pour une affiche pour le CEDOCI, département de la bibliothèque
municipale de Marseille d'alors (avec adresse et numéro de téléphone d'époque !), illustration appartenant au Fonds patrimoine de la Médiathèque
et reprise pour l'affiche de cette nouvelle exposition, près de 40 ans après sa création originale !
Cette sélection de documents rares est complétée par des sérigraphies et autres reproductions grands formats signés par quelques grands
noms de la BD francophone, Moebius, Juillard, Schuiten ou Bilal et même une publicité d'époque pour la sortie des Six voyages de Lone Sloane,
album signé Druillet.
Une bien belle exposition visible jusqu'au 26 juin 2021 (même si on regrette de ne pouvoir feuilleter les numéros de Spirou et autres
Pilote d'époque, présentés ici en vitrine) qui se clot par des reproductions grands formats de couverture de Pilote et Spirou et une superbe
sélection d'ouvrages, bandes dessinées et essais, issus du riche catalogue de L'Alcazar.
Infos pratiques
Médiathèque Alcazar – 58 Cours Belsunce, 13001 Marseille – ouvert du mardi au samedi de 13h à 18h